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Maux de vie

Bascule

​« Ecrire c’est hurler sans bruit » – Marguerite Duras

Angoissée

Elle s’assoit sur cette chaise.

Il, son fils s’assoit à sa droite.

La blouse blanche, s’assoit en face, à son bureau de Dr pédiatre.

Ils sont tous les deux face à la fenêtre, face à cette dame en blanc.

Il est calme et serein.

Elle est calme, inquiète, et dans une forme de déni. Une petite voix s’agite en elle et lui souffle «  Que se passe-t-il ? »

lune

La dame en blanc prend la parole : « votre médecin ne vous a rien dit. Il n’a pas eu le courage. Il connait la famille depuis longtemps. On a affaire à de mauvaises cellules. »

Elle regarde la dame en blanc, la gorge bloquée, mais surtout extrêmement étonnée. Elle retrouve ses réflexes émotionnels. Situation pénible, ne rien dire, ne rien commenter, se taire. Blocage.

Et la dame en blanc continue : « on a affaire à beaucoup de mauvaises cellules… »

Elle ne réagit pas. Elle est tellement loin de se douter, d’imaginer. Elle est en situation d’auto-défense, sentant arriver une tornade mais ne sachant pas laquelle.

Alors, tout se passe en quelques secondes. Terreur des mots qui sortent de la bouche de la dame en blanc.

Lui, il est toujours calme. Apparemment. Elle n’a pas le temps de le regarder durant ces quelques terribles secondes.

Traumatisée

Puis la dame en blanc vomit ces mots : « On a affaire à une leucémie. »

Elle est hébétée. En 1 millième de secondes, sa bouche s’ouvre, elle pousse un cri étouffé, elle qui n’avait jamais l’habitude de crier. Le ventre monte, descend, la bouche, les yeux, la gorge, le nez, tout est bouleversé. Tout se remplit, se désemplit. Tout vibre à l’intérieur. Le pire, c’est dans la tête, les pensées, les émotions, le cerveau. Plus rien dans le cerveau. Anéanti.

Des années à se maîtriser, à cacher ses émotions, face à tous les incidents de la vie. L’enfant à qui on avait régulièrement coupé la parole, qui ne devait pas donner son avis. Et là, cette terrible sentence réussit à lui faire régurgiter un cri car l’indicible a été atteint.

Il se met à trembler. Voir sa mère avec laquelle il a toujours été tellement complice, aussi bouleversée, l’inquiète profondément.

Il réalise que c’est grave. Alors, elle doit vite prendre sur elle, vite, se maîtriser à nouveau comme elle l’a si bien appris, montrer extérieurement un visage apaisé alors qu’en elle c’est la tempête. Elle doit y arriver pour lui.

L’irréparable est néanmoins accompli. Sa tête est sur le point d’éclater. Une intense pression. Tout est atteint. Son mental, son esprit. Son âme. Sidération. Elle sait qu’elle ne sera plus jamais comme avant.

Elle n’est plus là. Elle flotte comme un fantôme dans la pièce, parlant et regardant la scène comme si elle n’en faisait plus partie. Elle entend sa propre voix comme un écho. Elle n’est plus dans sa vie. Elle ne veut plus en faire partie. Elle en restera le fantôme durant des mois et des mois.

Elle s’entend rassurer son fils. Elle lui prend la main.

Elle entend les mots « organisation, ambulance, transfert d’urgence, Timone, Marseille, chimio ». Des mots qui n’auraient jamais dû être inventés.

Elle entend la dame en blanc parler de chimio à son fils, et lui dire, «Ne t’inquiète pas. Tes cheveux tomberont, mais tu es un garçon. » (…)

Ensuite, un lit blanc. Une perfusion.

La panique dans son cœur pour ses deux autres enfants qu’elle devait aller chercher à l’école. S’organiser, il faut qu’elle s’organise ! qu’elle garde tout son esprit pour eux.

Anéantie

Puis, l’ambulance. Lui couché sur le brancard. Elle, assise à côté, pour ce qui va être le début du plus long et difficile voyage de sa vie. L’ambulance monte sur les trottoirs dans Marseille. Cris intermittents de la sirène.

Puis, juste un bureau dans cet hôpital inhumain. Une autre dame en blanc, dure, très sèche : « Une forme de leucémie sévère. »

Voici les quelques souvenirs. Le reste n’est qu’amnésie.

Elle vit une autre vie. Une vie qu’elle croit ne pas avoir choisie. La vie qu’elle s’était construite – cette vie familiale dont elle rêvait (un mari, une maison pleine d’enfants, de petits-enfants) – cette vie a été rayée en 1 seconde à cause d’un vilain mot de 8 lettres : l.e.u.c.é.m.i.e.

 

signature

TRAUMATISME : « trauma » veut dire en grec « blessure ». Ce mot a été adopté dans le langage médical dès le xvie siècle, à la Renaissance, mais Ambroise Paré, ne sachant le grec, parlait en français de « blessures » et de « plaies ». Ce sont celles-ci qu’il pansait et que Dieu guérissait. À l’époque, notre langue ne distinguait pas « penser » et « panser », de sorte que le pansement était aussi une pensée. En revanche, l’usage de l’adjectif traumatique ne s’est diffusé qu’à la fin du xixe siècle pour qualifier le « choc traumatique » et les névroses qu’il peut provoquer.

Un événement est « traumatique » lorsqu’une personne s’est trouvée confrontée à la mort, ou lorsque son intégrité physique ou celle d’une autre personne a été menacée. Cet événement provoque une peur intense, un sentiment d’impuissance, un sentiment d’horreur.

Ne plus faire partie de ce monde

Quand une situation devient trop difficile, le cerveau pratique la déconnexion.

Nous sommes dans un tel état de choc, de sidération, que la vie à l’extérieur nous semble étrangère. Nous sommes en survol au-dessus.

Je me souviens de ces jours et nuits passés à l’hôpital dans ce service hématologie. Une atmosphère étouffante, oppressante. Mes émotions me semblaient taries par moment, une sensation de lobotisation s’installait.

bateau

Chaque fois que les portes de l’ascenseur coulissaient, et que s’offrait à moi l’entrée du service, je faisais quelques pas, et les pieds sur le paillasson bleu, collant, sensé retenir les bactéries de la vie de l’extérieur, je m’assommais de ces quelques mots répétés tant de fois « Bienvenue en enfer ».

Et là, au milieu des odeurs, des larmes, des pleurs, et des cris d’enfants et de leurs parents, au milieu de cette agitation d’infirmières, de roulements des chariots, de portes de couleurs pastel bien délavées avec leurs pitoyables personnages de dessins animés « autocollés » sur les portes des chambres, de chants de sirènes hurlantes de l’extérieur, du bruit assourdissant de l’hélicoptère décollant et atterrissant juste sous les fenêtres des enfants, des portes des sanitaires des parents, de la salle de cuisine des parents, là, dans cette atmosphère hautement étouffante, je me souvenais qu’il fallait manger. Alors je sortais de cet enfer pour gagner le magasin le plus proche, et ainsi retrouver un semblant de civilisation dans ce quartier bruyant, plein de bruits de moteurs, et d’odeurs et de pots d’échappement.

Retrouver alors l’air libre me donnait une profonde impression d’irréalité, cette sensation de ne plus être soi, comme si le moment que je vivais était vécu par une autre personne. Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi ?

Je regardais les passants, les véhicules en tant que spectatrice. Une des épreuves était le passage à la caisse du magasin, arriver à parler et à dire des mots pourtant simples : « bonjour, merci, au revoir ». Je baissais la tête et avais l’impression que tout le monde me regardait, que le malheur et la détresse transpiraient de tout mon corps. Je repartais hébétée, ayant l’impression qu’on me montrait du doigt : « Comme elle est malheureuse ! C’est elle qui a un fils malade. »

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Quelques recherches rapides :

Face à un choc, une partie de notre âme s’extrait, afin de nous permettre de ne pas tomber dans la folie. On se sent alors vidé, observateur de la situation, passif, comme si ce choc n’était pas soi. On en perd même la mémoire concernant le choc lui-même.

Dépersonnalisation : ressenti d’étrangeté par rapport à soi. Etre spectateur de sa vie et de son fonctionnement. Etre observateur d’un fonctionnement automatique.

Déréalisation : modification du ressenti d’une personne qui se traduit par une impression d’étrangeté par rapport au monde. Tout semble irréel, comme dans un rêve. Etre spectateur de sa vie.

Pour les chamanes : il s’agirait d’une sensation de perte d’âme.

Elle crie à jamais.

« Il y a des douleurs qui se hurlent seules dans la nuit, que personne ne pourra comprendre, tellement elles sont intimes et irréparables. On ne guérit pas de toutes nos souffrances ni de toutes nos blessures. On apprend à vivre avec. »

Elle crie à jamais.

Elle crie à jamais dans sa tête.

Elle hurle de toute sa tête.

Elle hurle la bouche ouverte sans un son.

Ce son est inutile. Son cri intérieur est tellement plus puissant qu’un son.

Elle hurle et elle gémit même, tellement fort dans son cœur.

Elle hurle contre l’injustice, contre l’absence, contre la souffrance, la douleur.

éclair

Elle hurle pour avoir vécu cela et de continuer à avancer malgré tout.

Elle crie, elle hurle toute seule dans son coin, de temps en temps, quand la pression dans son cœur est trop forte, quand au détour d’un chemin, elle sent une odeur, regarde, ressent, ce déjà vécu. Celui-ci, qui lui tombe dessus à tout hasard, comme un coup reçu fortement sur la tête.

Et alors, après avoir tant crié dans sa tête, elle se sent épuisée, vidée, la tête lourde, les larmes au coin des yeux.

Puis elle trouve de la force pour sourire, se répète inlassablement les mots apaisants appris par cœur, que cette détresse ne sert à rien, et ne changera rien. Mais quelle énergie dépensée à chaque fois.

Elle sait tellement profondément qu’il faut absolument se forcer à sourire, trouver ce qui est beau dans la vie, regarder la beauté du ciel.

Jusqu’au prochain cri…

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(Quel mot détesté : CRI ! Cet assemblage de lettres me résonne dans les oreilles avec beaucoup de dureté, un mot dépourvu de douceur, et par conséquent qui correspond bien au sens de ce mot.)

Le miroir

Mon image dans le miroir.

Il m’a surpris ce miroir, ce soir-là, au moment où, laissant quelques instants mon fils dans ses draps blancs, je rentrais dans la salle de bains de cette chambre d’hôpital. Mes yeux se sont alors posés sur mon regard.

40 ans à se regarder dans le miroir.

40 ans à se regarder, s’examiner, rigoler, se critiquer, s’admirer, se coiffer, se maquiller, s’aimer.

Et l’espace d’une seconde, cette banalité, cette action de se regarder, s’est métamorphosée.

lumière

Mes yeux m’ont regardé. J’étais les yeux dans les yeux avec moi-même, et alors j’ai vu dans mon regard la réalité, comme si mes yeux étaient allés scruter dans mes pensées. Mes yeux m’ont aidé à voir la réalité et m’ont parlé : « C’est fini là, c’est fini. »

Toute la misère et le désespoir dans mon regard car mes yeux ne m’avaient pas trahi.

De la sclère blanchâtre jusqu’à ses vaisseaux sanguins, de l’iris à la pupille, dans ce regard fatigué, gonflé, d’avoir passé tant de nuits à ne pas dormir, d’avoir tant versé de larmes, dans ses cernes, mes yeux ont compris que tout était fini.

Mes yeux m’ont permis de comprendre, de réaliser, et d’accepter ce qui allait suivre, comme une évidence. Mes yeux m’ont permis d’informer ma pensée et d’arriver à mettre en mots dans ma tête le drame de ma vie qui allait se jouer : « Il va mourir ».

Alors mes yeux ont regardé une dernière fois mon regard, se sont remplis de larmes. Mes yeux savaient que le regard sur moi-même ne serait plus jamais comme avant.

signature

Tellement regardé

Avant qu’il ne disparaisse à jamais, elle l’a tellement regardé. Avec une telle intensité.

Elle l’a bu du regard, mémorisant le moindre mm2 de sa peau, de son visage, de son cou, de ses oreilles, de ses mains, de ses longs doigts.

Elle a été tellement exigeante avec ses yeux, sa mémoire, souhaitant faire entrer la moindre particule de sa peau à lui, en elle, pour ne pas oublier.

pluie sur vitre

Elle voulait garder son sourire, son rire, sa voix, ses expressions, ses gestes, la couleur de sa peau, un petit grain de beauté niché dans son cou, sa manière de danser d’un pied sur l’autre, de marcher à quatre pattes lors de ses espiègleries, de ramper pour la surprendre quand il se réveillait et qu’elle était en train de boire son thé, d’imiter Mr Bean, de répéter cette phrase issue d’une sitcom « Dis-moi pas qu’c’est pas vrai ! », sa manière de renifler, de dire « Allo, c’est A…. ». (Dans sa bouche, son prénom résonnait comme un bonbon doux et sucré.)

Elle l’a tellement regardé pour ne rien oublier de lui.

Et elle n’a rien oublié.

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Les battements de ton cœur

Ma main posée sur ton cœur qui suit les battements de ton cœur.

Mon oreille posée sur ton cœur qui écoute les « boum boum » de ton cœur.

Mon cœur dans ton cœur qui connait l’éphémérité de ton cœur.

Mon corps tout entier sur ton cœur pour mémoriser les sons de ton cœur.

Mon esprit volant au-dessus de ton cœur qui tente d’éterniser les battements de ton cœur.

Bientôt je sais qu’ils cesseront de battre les battements de ton cœur.

coeur

Alors j’use de toute ma concentration pour entendre à jamais ton cœur.

Et maintenant qu’ils se sont arrêtés les battements de ton cœur, brutalement, comme une déchirure dans mon cœur…

…Je les entends toujours les battements de ton cœur.

Je l’entends toujours ton cœur.

Car, parmi nous, tu es toujours là de tout ton cœur.

Mais depuis, je ne supporte plus d’avoir ma tête contre d’autres battements de cœur.

signature

Tu es parti de l’autre côté.

Tu es parti de l’autre côté, malgré une dernière tentative pour rester.

Tu as, alors, ouvert la bouche pour puiser de l’oxygène, et dans un dernier souffle, tu m’as regardé.

Dernier regard, puis tes yeux se sont fixés, tes grands yeux marrons fixés sur moi à jamais.

Puis, ils t’ont emporté.

On n’oubliera jamais le grincement des roulettes traversant le couloir.

Ensuite, partir de ce lieu. Te laisser derrière nous.

soleil et coeur

Passer par le bord d’une rivière sur le trajet, et regarder quelques instants l’eau filer, comme ta vie.

Cette impitoyable aventure, maladie de 16 mois, s’est achevée. Fin cruelle et douloureuse.

A présent, rentrer à la maison, affronter les autres, le regard des autres. Se sentir coupable, coupable de créer autant de chagrin dans leurs cœurs.

Retourner dans la maison du bonheur qui en un instant a basculé dans la maison du malheur.

« Tu n’es pas loin, juste de l’autre côté du chemin. »

signature

L’amour ne disparait jamais
La mort n’est rien
Je suis seulement passé dans la pièce d’à côté.

Je suis moi et vous êtes-vous
Ce que nous étions les uns pour les autres
Nous le sommes toujours.

Donnez- moi le nom que vous m’avez toujours donné
Parlez- moi comme vous l’avez toujours fait
Ne changez rien
Ne prenez pas un air triste ou solennel

Continuez à rire de ce qui nous faisait rire
Souriez, pensez à moi, priez pour moi
Que mon nom soit prononcé à la maison comme il a toujours été.

La vie signifie tout ce qu’elle a toujours signifié
Elle est ce qu’elle a toujours été
Le fil n’est pas coupé.

Pourquoi serais-je hors de vos pensées simplement parce que je suis hors de votre vue ?

Je vous attends
Je ne suis pas loin
Juste de l’autre côté du chemin.
Vous voyez, tout est bien.

Saint- Augustin

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